Saisie par le conseil de prud’hommes d’Agen, en 2022, de deux questions préjudicielles portant sur la limitation dans le temps du report des congés payés non pris en cas d’arrêt de travail pour maladie, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu sa décision ce 9 novembre 2023. Elle considère qu’il ne lui revient pas de définir une durée de report, mais qu’il s’agit d’une prérogative des États membres.

Rappels des questions sur le report des congés payés posées par le juge français à la CJUE

Le conseil de prud’hommes d’Agen avait, en 2022, transmis à la CJUE plusieurs questions sur le droit au report des congés payés non pris du fait d’un arrêt de travail par maladie, dans le silence de la législation française sur le sujet :

-d’une part, quelle est la durée de report raisonnable des quatre semaines de congé payé acquis, au sens de l’article 7, § 1 de la directive « temps de travail » 2003/88 du 4 novembre 2003, en présence d’une période d’acquisition des droits à congés payés d’une année telle que prévue par le code du travail ?

-d’autre part, à défaut de disposition nationale, réglementaire ou conventionnelle encadrant le report, l’application d’un délai de report illimité est-elle contraire à l’article 7, § 1 de la directive ?

Pour rappel, l’article 7, § 1 de la directive prévoit que « les États membres prennent les mesures nécessaires pour que tout travailleur bénéficie d’un congé annuel payé d’au moins quatre semaines, conformément aux conditions d’obtention et d’octroi prévues par les législations et/ou pratiques nationales ».

Par plusieurs arrêts du 13 septembre 2023, la Cour de cassation a mis en conformité le droit français avec le droit européen en matière de congés payés, en posant pour principe que les salariés en arrêt maladie continuent d’acquérir des congés payés pendant leur arrêt de travail et en levant la limite d’acquisition d’un an pour les salariés en arrêt à la suite d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle (AT/MP) (cass. soc. 13 septembre 2023, n° 22-17340 FPBR ; cass. soc. 13 septembre 2023, n° 22-17638 FPBR ; voir notre actu du 14/09/2023, « Acquisition de congés payés pendant un arrêt maladie ou AT/MP : la révolution annoncée de la Cour de cassation »).

Avec cette révolution jurisprudentielle, la question du report des congés non pris du fait d’un arrêt de travail pour maladie ou AT/MP et de la limitation dans le temps de ce report s’est posée avec encore plus d’acuité.

C’est dans ce contexte qu’intervient l’arrêt de la CJUE du 9 novembre 2023.

La CJUE refuse de définir un délai de report des congés payés non pris

La CJUE se déclare incompétente pour répondre à la première question relative à la durée « raisonnable » de report des congés payés non pris.

Elle relève qu’il ressort des termes mêmes de l’article 7 de la directive qu’il appartient aux États membres de définir, dans leur réglementation interne, les conditions d’exercice et de mise en œuvre du droit au congé annuel payé.

Elle estime que la détermination de la durée de report applicable au droit au congé annuel payé relève des conditions d’exercice et de mise en œuvre du droit au congé annuel payé et qu’elle incombe, par conséquent, à l’État membre concerné.

Autrement dit, la CJUE considère qu’il ne relève pas de sa prérogative, mais de celle l’État français, de définir la durée de report des congés payés non pris en cas d’arrêt maladie.

La CJUE peut toutefois intervenir en amont, dans le cadre d’un litige, afin d’examiner si la durée de report fixée par l’État membre n’est pas de nature à porter atteinte au droit au congé annuel payé.

Limitation dans le temps de la période de report : la CJUE apprécie le cas d’espèce

Sur la deuxième question, il faut signaler que le gouvernement français et la Commission européenne ont contesté sa recevabilité.

Selon eux, la question du report illimité des congés payés non pris du fait d’un arrêt maladie est purement hypothétique et ne présente pas de lien avec la réalité des litiges en cause. Toutefois, pour la CJUE, le juge français a clairement établi les raisons pour lesquelles il estime que le droit national ne prévoit pas de limite temporelle au report des droits à congés payés et il n’apparaît pas de manière manifeste que la question serait de nature hypothétique ou qu’elle ne présenterait aucun lien avec la réalité ou avec l’objet des litiges.

Le conseil de prud’hommes d’Agen estimait en effet que la jurisprudence de la Cour de cassation pouvait poser la question d’un report illimité en ce qu’elle avait censuré une durée du report d’un an, jugée insuffisante car égale à la période de référence d’acquisition des congés payés (cass. soc. 21 septembre 2017, n° 16-24022, BC V n° 144), sans pour autant s’aligner sur la position de la CJUE qui admet une période de report de 15 mois (CJUE 22 novembre 2011, aff. C-214/10).

Toutefois, si la CJUE accepte de répondre à la question des juges agenais, elle la circonscrit aux faits de l’espèce, et indique donc que cette question est recevable dans la mesure où elle vise des demandes de congés payés introduites par un travailleur moins de 15 mois après la fin de la période de référence ouvrant droit à ce congé et limitées à deux périodes de référence consécutives.

La CJUE rappelle que le droit au congé payé, consacré par la directive européenne (art. 7) et la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, a une double finalité : permettre au salarié de se reposer de son travail, mais aussi de disposer d’une période de détente et de loisirs. Néanmoins, « le droit au congé annuel payé acquis par un travailleur en incapacité de travail pendant plusieurs périodes de référence consécutives ne saurait répondre aux deux volets de sa finalité que dans la mesure où le report ne dépasse pas une certaine limite temporelle. En effet, au-delà d’une telle limite, le congé annuel serait dépourvu de son effet positif pour le travailleur en sa qualité de temps de repos, ne gardant que sa qualité de période de détente et de loisirs » (CJUE 22 novembre 2011, aff. C-214/10 ; CJUE 22 septembre 2022, aff. C–518/20 et C–727/20).

Elle précise qu’« il incombe aux États membres de définir les conditions d’exercice du droit au congé annuel payé et, à ce titre, d’instituer des limites temporelles au report de ce droit lorsque cela s’avère nécessaire pour que la finalité de ce droit ne soit pas méconnue » (§ 51 de l’arrêt).

Au final, pour répondre à la question qui lui était posée, la CJUE estime que « l’article 7, § 1 de la directive ne s’oppose pas à une législation nationale et/ou à une pratique nationale qui, en l’absence de disposition nationale prévoyant une limite temporelle expresse au report de droits à congé annuel payé acquis et non exercés en raison d’un arrêt de travail pour maladie de longue durée, permet de faire droit à des demandes de congé annuel payé introduites par un travailleur moins de 15 mois après la fin de la période de référence ouvrant droit à ce congé et limitées à deux périodes de référence consécutives ».

Pour la CJUE, « un tel report ne méconnaît pas la finalité du droit au congé annuel payé, dès lors qu’un tel congé conserve sa qualité de temps de repos pour le travailleur concerné, et, d’autre part, qu’un tel report ne semble pas être de nature à exposer l’employeur au risque d’un cumul trop important de périodes d’absence du travailleur ».

Au gouvernement et au législateur français de jouer

Ce nouvel arrêt de la CJUE ne change pas la donne issue des arrêts de la Cour de cassation du 13 septembre 2023.

La balle est toujours dans le camp des pouvoirs publics, à qui il appartient d’intervenir pour tenter de contenir les effets de ces jurisprudences. Plus que jamais, on pense ici, notamment, à l’adoption de dispositions permettant de limiter dans le temps les reports de congés payés non pris, dont on sait qu’elle devra avoir une durée « substantiellement supérieure » à celle la période de référence (ex. : 15 mois) (CJUE 22 novembre 2011, aff. C-214/10 ; CJUE 3 mai 2012, aff. C-337/10).

Pour l’heure, le ministère du Travail n’a pas dévoilé ses pistes de réflexion, mais on sait que des travaux se tiennent actuellement et que les services de l’État étudient les réponses à apporter.

Si un retour en arrière complet à « l’avant 13 septembre » semble difficilement imaginable, le législateur et le gouvernement français pourront peut-être adopter des dispositions permettant de limiter l’impact des jurisprudences du 13 septembre 2023, en prévoyant par exemple, entre autres mesures, une durée maximale de report au-delà de laquelle les droits seraient perdus.

Rappelons en effet que c’est finalement l’inertie des gouvernements successifs depuis plus de 10 ans qui a conduit la Cour de cassation à mettre le droit français en conformité avec le droit européen, avec un effet maximal. Notre droit français ne prévoit même pas de limite dans le temps au report des congés payés, alors que la jurisprudence européenne permet de le faire !

CJUE 9 novembre 2023, aff. C-271/22 à C-275/22